ÉTÉ CINÉ 2020 – FILM #4 : PROFESSION : REPORTER, POINT DE FUITE PERPÉTUEL

Quel est le rôle de la couleur au cinéma ? Qu’est-ce qui fait d’un cinéaste un grand coloriste ? Selon Gilles Deleuze, « Si Antonioni est un grand coloriste, c’est parce qu’il a toujours cru aux couleurs du monde, à la possibilité de les créer, et de renouveler toute notre connaissance cérébrale » (Cinéma, vol. 2. L’image-temps, p. 266). À défaut de livrer une réponse limpide à nos questions, cette phrase poétique de Deleuze a le mérite d’attiser la curiosité pour le travail d’Antonioni, dont Profession : reporter est l’un des plus beaux films. Sorti en 1975 et nommé à Cannes pour la Palme d’Or, il raconte le questionnement identitaire, la disparition, la quête de sens.

Le reporter est David Locke (Jack Nicholson), un journaliste relativement connu, marié et père d’un enfant adoptif. Alors qu’il doit faire un reportage sur une guerre civile dans un pays d’Afrique dont on nous ne dit pas le nom, David Locke peine à retrouver ses interlocuteurs, personne ne semble le comprendre et il se retrouve finalement seul au milieu du désert, sa Land Rover enlisée dans le sable. Échoué dans un hôtel d’une petite ville désertique, Locke fait la rencontre d’un autre David, David Robertson, un homme qui lui ressemble étrangement. Lorsque Locke trouve Robertson mort dans sa chambre, frappé par une crise cardiaque, il se retrouve face à la possibilité de disparaître en faisant croire à sa mort et voit là une échappatoire évidente à une vie dont il ne voit plus l’intérêt. « Ok ! I don’t care ! » hurle-t-il un peu plus tôt face à l’échec de son enquête. David Locke devient alors David Robertson dont il endosse la vie grâce à son agenda, qui lui indique tous les rendez-vous professionnels de sa nouvelle identité.

Ce qui est frappant tout d’abord dans Profession : reporter, c’est justement cette non-couleur. Antonioni place ses personnages dans des milieux hostiles et vides, trop vastes pour eux et dépourvus de signes colorés familiers qui pourraient les réconforter : un désert immense et sans fin, dont on ne saurait vraiment dire s’il est blanc, jaune, ou orange-saumon ; le toit gris et aux formes absurdes de la Casa Mila à Barcelone ; une ville espagnole à l’architecture improbable, absolument blanche et désertique. De tous ces paysages se dégagent une couleur atmosphérique presque terne, à l’image du désespoir du personnage et d’une sorte d’inaptitude au monde qui l’entoure. Le vide prend une place immense et écrase Nicholson, lui retire toute forme de volonté. Le peu de couleurs présentes à l’écran, qui font aussi écho à un silence prégnant, créent une tension visuelle pour le spectateur dont l’œil fouille l’image à la recherche de sens, d’une logique quelconque. L’image épurée est alors magnifiée dans tous ses détails par la caméra d’Antonioni et ses lents mouvements panoramiques.

Il ne s’agit pourtant pas d’un film incolore, car lorsqu’on pense à Profession : reporter, certaines couleurs nous restent en tête. On pense à l’hôtel où a lieu l’échange d’identité, à ses portes jaunes et à ses murs bleus azurs, duo de couleurs déjà évoqué lorsque la Land Rover bleu-ciel s’enlise dans le désert orangeâtre. Petit à petit, le rouge et le vert prennent de plus en plus d’importance, à tel point qu’il paraît impossible que cet accord de couleurs ne soit pas le résultat d’un choix délibéré d’Antonioni : c’est le rouge de la chemise de David Locke-Robertson et le vert d’un volet, ou bien le vert des platanes et le rouge des sièges de la décapotable… Les couleurs ne sont pas absentes mais utilisées avec parcimonie et précision.

Deux hommes semblables, deux duos de couleurs… Au-delà d’un intérêt esthétique, le duo rouge-vert pourrait bien être associé à David Locke et à son passé qui ne cesse de le poursuivre tout au long de l’intrigue : vêtu d’une chemise à carreaux rouges et d’un pantalon kaki au début du film, il les troque contre les vêtements de David Robertson, chemise bleu et pantalon blanc, tentant peut-être de se fondre dans le décor de l’hôtel et du désert, pour disparaître.

L’arrivée de Maria Schneider bouleverse cette composition bien équilibrée. David la rencontre dans le Palais Güell à Barcelone, dans lequel il est entré pour se cacher d’un ami qui pourrait le reconnaître. Cette jeune femme restera anonyme tout au long du film : sa rencontre avec David aurait été conçue par Antonioni comme celle d’un homme qui a perdu son nom et d’une femme sans nom. Celle-ci l’aide et l’accompagne dans la fuite de son passé, devenue également fuite en avant vers un futur incertain. Toute comme leur première entrevue, leur relation est teintée d’étrangeté puisqu’elle prend place dans cette double fuite absurde, mais elle représente aussi la possibilité d’un souffle nouveau. Maria Schneider apparaît dans une robe fleurie et emplit alors l’écran de couleurs : Antonioni consacre à cet étrange couple les seuls plans où une variété de couleurs semblent suffire à l’image, sans se soucier de se faire discrètes ou de s’associer par paires.

Mais la mélancolie et l’absurdité n’en sont pas pour autant écartées : le vide presque métaphysique garde toute son importance, à l’image de l’avant-dernier plan, célèbre pour sa longueur, qui laisse le spectateur dans une douce perplexité. La photographie reste dominée par de très belles nuances de blancs, d’ocres et de gris qui adoucissent et apaisent l’étrangeté de ce film. Finalement, les seuls instants où les personnages semblent véritablement heureux et insouciants sont des instants de pur mouvement : penchés au-dessus de l’eau dans un téléphérique ou debout à l’arrière d’une voiture, ils s’abandonnent à leurs sensations. Dans Profession : reporter, la fuite est alors synonyme de liberté absolue.

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