Débuter son film par la tentative de suicide de son personnage principal est pour le moins un choix surprenant et brutal. Pourtant, dix minutes plus tard, c’est comme si cet acte terrible avait été balayé d’un revers de main, comme s’il avait été à peine esquissé, à peine voulu. Après s’être jeté d’un ponton, Leonard ressort en grommelant et rentre chez ses parents, étonnés de le voir trempé, comme ceux qui soupçonnent leur enfant d’avoir fait une bêtise. C’est qu’ils ont de bonnes raisons d’être inquiets : leur fils a déjà tenté de se suicider par le passé, après avoir rompu avec son ex-fiancée pour des raisons médicales ; leur fils est bipolaire et son nouveau traitement ne le stabilise pas encore tout à fait. On n’en saura pas plus sur son ancienne vie.
À trente ans, il vit encore chez ses parents, travaille dans le pressing de son père et est toujours couvé par sa mère. Ceux-ci organisent un dîner avec la famille de leur futur associé, juive tout comme la leur, et en profitent pour lui présenter Sandra, la fille aînée. Comme deux adolescents, ils se glissent dans la chambre de Leonard entre le plat principal et le dessert et le jeune homme, un peu gêné, montre à Sandra les photos qu’il prend à l’argentique. Alors qu’elle lui fait remarquer qu’il n’y a personne sur ces photos, Leonard lui réplique un peu laconiquement : “People look at them, they don’t have to be in them too”. Finalement, la seule personne dont Sandra verra la photo est l’ex-fiancée de Leonard, comme s’il n’avait plus été capable de photographier – de voir – quiconque après leur rupture.
C’est plus brutalement que Michelle fait irruption dans sa vie, sur le palier, alors qu’un homme qu’elle dit être son père lui hurle dessus depuis son appartement. C’est également de manière moins naturelle que Leonard la fait entrer dans son foyer : elle y commente les icônes, les photographies, les tableaux, sans délicatesse et avec un humour mordant. Elle quitte l’appartement aussi soudainement qu’elle est entrée mais laisse une trace indélébile dans l’esprit du jeune homme.
Ces deux rencontres simultanées qui ne se télescoperont jamais bouleversent la vie tranquille de Leonard. D’un côté, il a auprès de lui Sandra, calme et douce, mais si platement acquise qu’elle ne peut rivaliser avec la flamboyance de Michelle, qui l’emmène dans les clubs branchés, qui le laisse la photographier avec la vanité des femmes qui savent qu’elles plaisent, dans n’importe quelle situation, à n’importe qui. Leonard se délecte de ce triangle amoureux qui l’arrange autant qu’il l’amuse, jusqu’à ce qu’il se retrouve lui-même dans une circonférence qui lui est bien plus désagréable : comme juge et observateur de la relation entre Michelle et son amant qui lui fait la sempiternelle promesse qu’il quittera sa femme. Alors que cette situation est le cruel miroir de ce qu’il fait subir à Sandra, il est bien trop aveuglé par l’aura de Michelle pour s’en rendre compte et cesser son jeu puéril. Leonard n’aura de cesse de faire des allers-retours entre Sandra et Michelle, entre le confort et l’aventure, le toit glacé de l’immeuble et l’intimité de la chambre ; un antagonisme marqué jusque dans les choix esthétiques du réalisateur. On y retrouve la classique opposition entre la brune et la blonde, les couleurs chaudes pour l’une, éclatantes pour l’autre, et ces musiques si belles qui subliment les scènes des deux duos : une guitare apaisante accompagne Sandra tandis que la privauté de Michelle est réhaussée par un tango lancinantAussi derrière l’ambivalence de Leonard pouvons-nous voir se tisser en trame de fond la problématique de la maladie mentale, pourtant à peine mentionnée à haute voix au cours du film, mais qui influe insidieusement sur ses choix de vie. Dans un autre film traitant des troubles mentaux, Girl, Interrupted de James Mangold, la psychologue s’adressant à Susanna, atteinte du trouble de la personnalité borderline, définit l’ambivalence ainsi : “The word suggests that you are torn… between two opposing courses of action”. Déchiré, c’est ainsi que l’on pourrait définir Leonard, qui ne se rendra compte que bien plus tard de toute la souffrance que lui aura apportée ce manège amoureux. Cette opposition ne se fait pas tant entre l’excitation et l’ennui qu’il peut ressentir mais entre la façon dont Michelle et Sandra abordent sa personnalité si particulière. À maintes reprises, il s’emportera contre Michelle en lui assénant qu’ils sont deux individus semblables : quand Michelle gémira misérablement qu’elle est “Fucked up”, il répliquera avec agitation “I’m fucked up too”, lui qui a pourtant eu auparavant la présence d’esprit de relever sarcastiquement la supposition de Michelle qu’elle souffre de trouble de l’attention – “Yeah, they say everybody has that”. En vérité, Michelle n’élève pas Leonard dans un monde lumineux qu’il croit fait de folles soirées et de dîners luxueux mais l’abîme avec elle dans ses excès et son égoisme.
Au contraire, Sandra signifie à son fiancé sa compréhension et son affection pour sa différence ; c’est elle qui l’encourage à trouver refuge dans l’art – que les personnes bipolaires utilisent parfois comme exutoire -, qui remarque ses cicatrices, qui lui fait ce serment oblatif : “I want to take care of you”. Michelle et Sandra ne sont finalement pas les deux pôles que suggère le terme psychiatrique : Michelle incarne à la fois la manie – l’euphorie, les dépenses excessives, les grands espoirs – et la dépression – les larmes, la souffrance, la désespérance. Sandra, elle, c’est l’euthymie, le calme entre deux tempêtes et l’état qui restera préférable envers et contre tout, pour peu que les yeux de Leonard se dessillent. Ainsi, Two Lovers met au placard l’épouvantail de la folie pour se révéler être une oeuvre délicate et subtile sur l’ambivalence qui nous incombe à tous, certes, mais à certains plus qu’à d’autres.